Les cuisines de l’Italie se sont diffusées partout dans le monde, au gré des vagues migratoires des Italiens. Les recettes des trattorias obéissent à des codes précis, dont les origines ne sont pas toujours claires
Le 15 août est un jour férié dans beaucoup de pays européens de tradition catholique. Mais en Italie et pour les Italiens, la fête de l’Assomption de Marie revêt un caractère particulier. Les célébrations religieuses se mêlent aux traditions familiales et régionales, les feux d’artifice saluent les processions. On ne plaisante pas avec le Ferragosto ! Historiquement, les festivités n’ont rien de chrétiennes, le terme venant du latin Feriae Augusti, qui signifie littéralement « repos d’Auguste ». L’empereur aurait instauré ce moment de réjouissances et de repos entre deux périodes agricoles autour de l’an 18 avant JC. Plus tard, une autre sorte d’empereur, Mussolini, a instauré des prix réduits pour les personnes voyageant en train autour de cette date. Les « trains de Ferragosto » permettaient aux Italiens de s’évader des villes en se rendant, souvent pour la première fois, à la plage ou à la montagne. Bien des choses ont changé, mais Ferragosto est toujours le synonyme de vacances dans toute l’Italie… et dans toute la diaspora italienne. En ce mois d’août, il est donc difficile de trouver une trattoria ouverte au Luxembourg. En attendant leur retour ou pour garder un goût de vacances, tentons de décoder les doctrines de la cuisine italienne et de détricoter certains mythes.
La cucina italiana est probablement celle qui a le plus essaimé dans le monde. Depuis la fin du 19e siècle, l’émigration italienne, en Amérique notamment, a apporté des aliments simples et facilement adaptables partout dans le monde. Ainsi, la muffaletta, sandwich d’origine sicilienne que l’on trouve dès 1906 sur le marché de la Nouvelle-Orléans est devenue l’aliment symbole de la ville. Les meat balls spaghettis, les fettucine Alfredo ou les déclinaisons de la pizza ne sont que quelques autres exemples de l’appropriation et de la transformation de spécialités qui ont traversé l’Atlantique. L’immigration italienne au Grand-Duché date également de plus d’un siècle, 1890 étant généralement citée par les historiens. Entre 1890 et 1910, le nombre d’Italiens au Luxembourg passa de 439 à plus de 10 000. Ils étaient principalement établis dans le sud industriel du pays. Depuis 130 ans donc, la cuisine italienne et les habitudes alimentaires de ces « nouveaux » venus, ont eu des influences considérables sur la vie des Luxembourgeois et leur consommation de nourriture. Les pâtes ont tôt fait de marquer les esprits, ce qui eut longtemps valeur d’insulte pour traiter les Italiens de Maccaronisfreisser (une des manières les plus universelles de marquer négativement l’identité d’autrui consiste d’ailleurs à lui assigner un goût culinaire honni ou jugé abject, voir les « rosbifs » ou les « froggies »).
En parallèle à la main-d’œuvre ouvrière qui arrivait nombreuse de la Péninsule, l’on dénombrait aussi quelques entrepreneurs et commerçants qui ont marqué le secteur de la construction (un certain Achille Giorgetti originaire de Varese s’est établi au Luxembourg en 1901 et a été l’entrepreneur officiel de nombreux ouvrages dont le couvent des Sœurs franciscaines, la Poste centrale de Luxembourg ou l’église Saint-Joseph au Limpertsberg), de l’hôtellerie-restauration, ou de la distribution et la fabrication de certaines spécialités. C’est ainsi que Pietro Simonazzi, originaire de Reggio d’Émilie s’installe et fonde, en 1900, un des tous premiers restaurants italiens, le bien nommé Italia, rue d’Anvers. Progressivement, certains mineurs ou ouvriers sidérurgiques se lancent aussi dans la restauration. Les vagues d’immigration, après la Seconde Guerre mondiale, notamment de fonctionnaires européens, ont renforcé la place de la restauration italienne. Si le ristorante Roma date de 1950, de nombreuses enseignes ont fleuri depuis les années 1970-80, reflétant les différentes régions d’origine des tenanciers. Car, du point de vue gastronomique, l’Italie est formée d’une mosaïque de cuisines régionales provinciales voire même paroissiales. Ainsi, la Bella Napoli créée en 1976 par Benito et Delfina Balestri, fut l’une des premières pizzerias à Luxembourg, et elle est aujourd’hui la plus ancienne de la ville. Chez Toni à Schifflange, l’histoire remonte même à 1972. Tous ces établissements familiaux ont à cœur de mettre en évidence leurs racines et leur histoire : Ceux du groupe Carpini affichent une création en 1982, la Trattoria dei Quattro a été fondée en 1988 par la famille Gaglioti, Il Riccio note 1992 à côté de son emblème, le hérisson que Gaetano Veletta, le fondateur, avait reçu de son père ; la même année pour le Notaro de Mario Notaroberto à Clausen…
Cette liste, non exhaustive, oublie les établissements qui ont fermé, remplacés par des restaurants d’autres pays, ou plus généralement, qui ont été détruits pour faire place à des bureaux. On se souviendra ainsi du Glacis avec l’Osteria del Teatro, avec son décor digne d’un film de mafia, de sa petite voisine La Toscana, où une mamma recevait, en tablier, dans sa cuisine, des deux Voglia Matta concurrentes à Bonnevoie et à la Place de Paris. Pendant presque dix ans, entre 2003 et 2012, la Camera di Commercio Italo-Lussemburghese a édité le Guide des restaurants italiens à Luxembourg. Une plongée dans la dernière édition ressasse des souvenirs, pas toujours de haut niveau culinaire. Beaucoup de ces adresses dérogeaient aux traditions de la Péninsule pour les adapter aux goûts locaux. Les tris de pâtes, les penne au saumon et vodka, le poulet au pesto et autres pizza Hawaï n’ont rien d’italien et font se retourner Pellegrino Artusi dans sa tombe. L’auteur de La scienza in cucina e l’arte di mangiar bene (publié en 1891 et incessamment réédité et traduit depuis), est considéré comme le pape de la cuisine italienne. Cette forme de fusion existe toujours, mais les chantres « gastropuristes » semblent avoir gagné : les règles de la cuisine traditionnelle commencent à s’imposer.
Aujourd’hui, certaines adresses plus récentes réussissent à rivaliser avec les maisons historiques parce qu’elles respectent ces codes : des produits simples mais parfaitement travaillés, une cuisine familiale, du partage, réconfortante et inventive, parsemée de générosité, riche en saveurs, parfums et arômes. L’Atelier del Gusto, la Trattoria da Gino, Al Grappolo ou Al Bacio se passent ainsi de carte ou de menu et ne proposent que les suggestions selon les arrivages du jour et l’inspiration du chef. Ils obéissent ainsi à ce qu’on appelle la cucina povera, « en référence au mouvement artistique de l’arte povera, pour désigner des recettes simples, frugales et peu coûteuses, héritées des traditions paysannes que l’on sert dans les trattorias » (c’est la définition qu’en donne François-Régis Gaudry dans l’épais volume On va déguster l’Italie, 2020, qui a valeur d’encyclopédie sur ces sujets). Là aussi, des définitions s’imposent. Dans l’éventail des lieux où l’on mange, il y a le ristorante, qui sert une cuisine élaborée, sur des tables avec des nappes et avec du vin en bouteille. La tavola calda s’apparente à un snack avec des plats simples déjà préparés, souvent à emporter. Inutile de préciser ce que sert la pizzeria, mais on prendra la peine de préciser qu’en Italie, la pizza se mange le soir, pas au déjeuner, sauf celle al taglio, c’est-à-dire une part de pizza carrée, cuite au four électrique qui fait office de sandwich.
Le mot osteria vient du latin hospes, il signifie donc tout d’abord celui qui accueille ou celui qui est accueilli. Le mot trattoria a fait de longs détours entre le latin, tractare pour « transformer les aliments », c’est-à-dire les traiter ; l’italien trattore, celui qui gère l’endroit et le français traiteur. « Voilà la différence : la trattoria est un endroit où l’on mange et où l’on peut boire un verre en mangeant ; l’osteria, on y va pour boire, et on y trouve peut-être aussi quelque chose à manger », s’amuse Tommaso Melilli (L’écume des pâtes, 2021). Il explique aussi que les trattorias n’ont vu le jour que quand les gens ont eu assez d’argent pour régler l’addition, c’est-à-dire dans les années 1960. Avant cela, très peu d’Italiens avaient les moyens d’aller au restaurant où l’on servait d’ailleurs surtout de la cuisine française. Pour ce chef qui travaille à Paris et explore la cuisine à travers articles et livres, le point de départ de la trattoria « est une famille ou un groupe de personnes qui aiment cuisiner et pensent bien savoir le faire. Puis, un jour, ils décident de le faire pour les autres. » La trattoria est donc un restaurant où on mange comme à la maison. « Mais il y a toujours une petite voix dans notre tête pour nous murmurer qu’au fond nous aurions fait mieux. Ou que notre grand-mère, notre mère, notre père et notre oncle Pino faisaient mieux.»
On l’aura compris, les Italiens prennent la cuisine et les pâtes en particulier très au sérieux et composent avec une série de règles qui tiennent parfois de la superstition, parfois du bon sens et souvent du « on a toujours fait comme ça ». Si on ne met pas de fromage sur les pâtes aux fruits de mer, c’est parce que les deux ingrédients viennent de zones géographiques différentes (côtes et intérieur des terres) et avaient historiquement peu de chance de se rencontrer. Une raison sanitaire de bonne digestion est aussi évoquée, sans grande conviction. Dans sa Véritable histoire des pâtes (traduction française de 2022), Luca Cesari s’applique à démonter une série de mythes qui feraient remonter les traditions gastronomiques italiennes à la nuit des temps alors que la plupart des recettes et techniques datent du milieu du vingtième siècle. Il signale ainsi qu’on ne trouve mention de la carbonara qu’en 1950 et que diverses publications admettent parmesan et même gruyère, pancetta ou bacon quand on rabâche aujourd’hui sans cesse que seuls le pecorino et le guancale y auraient droit de cité. Les chefs italiens affirment que « la cuisson des pâtes, c’est al dente ou raté ». Pourtant, Cesari retrouve l’origine assez récente de cette habitude. Les Napolitains avaient développé une cuisson de pâtes « verte » (au sens de pas encore mûr) vers 1840 qui s’est diffusée à la faveurs de l’unification italienne (1848). Avant cela, la cuisson durait plus d’une demi-heure.
On peut encore lister les « faux-pas » que multiplient les non-Italiens, sans que des explications soient fournies à ces habitudes : mettre de l’huile dans l’eau de cuisson (il suffit de mettre assez d’eau pour que les pâtes ne collent pas), refroidir les pâtes à l’eau froide, y verser la sauce (c’est toujours les pâtes qui vont à la sauce et non l’inverse, avec un peu d’eau de cuisson pour donner du liant), couper les pâtes, les manger avec une cuillère, les servir en accompagnement (les pommes de terre ou les légumes sont des contorni, pas les pâtes)… Enfin, un dicton dit que « l’après-midi, la vache est morte ». Ce qui signifie qu’après le repas de midi on ne boit plus de lait. Le cappuccino, c’est au petit-déjeuner, e basta ! Avec toutes ces explications, on évitera maintenant de saboter les cuisines de la Botte.
Article initialement paru dans d’Lëtzebuerger Land (photo: Hadrien Friob)