On a tous quelque chose de Nicolas Appert dans nos armoires. Ce cuisinier doublement révolutionnaire (pour son invention et parce qu’il a participé à la Révolution française) a mis au point le procédé qui a pris son nom : l’appertisation, à savoir la conservation des aliments en chauffant des pots fermés. Progressivement, au cours du 19e siècle, son invention a été transformée et améliorée, incluant de nouveaux matériaux. Par l’évolution industrielle, le verre devient plus accessible et facile à travailler ; avec l’expansion coloniale, le caoutchouc se banalise. Les bocaux en verre cerclé hermétiquement voient le jour avec la marque Weck qui apparaît à Öflingen en Allemagne en 1856. Le nom de Johann Weck, son concepteur, reste associé à la méthode : en néerlandais « mettre en conserve », ce dit
wecken. Une belle réussite industrielle et commerciale qui perdure aujourd’hui et qui connaît un succès nouveau grâce à deux tendances fortes du moment : l’achat en vrac et la vente à emporter. Créé à Reims en 1930, Le Parfait (avec la fermeture mécanique) a ainsi vu son chiffre d’affaires, d’une quarantaine de millions d’euros, progresser de près de dix pour cent en France l’année passée. Vingt millions de bocaux sont produits chaque année dans son usine auvergnate de Puy Guillaume.
Transparent, joufflu, coquet avec son collier orange, le bocal était déjà l’allié des amateurs de confitures faites maison. Mais son retour en grâce n’était pas gagné : réfrigérateurs, congélateurs, plats préparés en barquette ont failli avoir raison des conserves dans les années 1990 où les bocaux faisaient figure de reliquat d’une culture paysanne de nos grands-parents. Mais, depuis quelques années, le bocal en verre séduit à nouveau. Ne connaissant pas l’obsolescence programmée, il passe de mains en mains pendant des années au sein d’une famille, entre voisins ou entre amis. Il est écologique, car il remplace le plastique et se recycle à l’infini (seul le joint en caoutchouc doit être changé de temps en temps).
Parce qu’il laisse voir son contenu, ne nécessite pas d’agents conservateurs, le bocal est devenu le symbole du « bien manger ». Les fabricants l’ont bien compris et surfent sur la vague en proposant désormais des accessoires (couvercles colorés, percés d’une paille, étiquettes pour personnaliser) et des recettes… de conserves. Une communauté s’organise même sur les réseaux sociaux ainsi qu’une une filière de troc. Il y a quelques années, la franchise de restauration rapide Boco avait tenté une percée au Luxembourg (dans la galerie du Kinepolis). L’idée était d’offrir des plats cuisinés à partir de recettes de grands chefs. Ils ont sans doute eu raison trop tôt, car l’aventure a fait long feu.
Aujourd’hui, le confinement a fait exploser l’usage des conserves en verre pour conditionner les petits plats des chefs. Déjà utilisés dans les cuisines des restaurants, ils sortent maintenant vers les vitrines réfrigérées des traiteurs, des épiceries et autres rayons de vente à emporter. Chez Steffen, le menu est décliné en cinq bocaux de tailles différentes ; chez Cocottes, on en achète 150 000 par an. Nicolas Szele y cuisine une Bouneschlupp que le tout Luxembourg s’arrache ; à la Chapelle, on y met des lasagnes et chez Peitry, ce sera une blanquette. On pourrait acheter un bocal différent chaque jour du mois sans manger deux fois le même menu, sans compter les terrines, pâtes à tartiner, sauces tomate, vendues en bocal.
Ça fait beaucoup beaucoup de bocaux. Les traiteurs et restaurants n’ont généralement pas de système de consigne, trop contraignant nous dit-on, surtout lorsque les clients sont pressés le midi. Mais ils reprennent les bocaux, parfois avec un geste commercial, comme des points sur une carte de fidélité (Cocottes récupère environ vingt pour cent de ce qui est vendu) ou une réduction sur la prochaine commande. À la maison, les armoires de la cuisine débordent de pots en verre de toutes tailles. J’ai épuisé les recettes de confitures, de pickels et de sauces pour réutiliser les bocaux. J’ai aussi testé de les recycler pour en faire des photophores, des vases, des pot à germer, des vide-poches, ou des porte crayons… Rien n’y fait, je suis plus gourmande que bricoleuse.
Article initialement paru dans d’Lëtzebuerger Land