Hélène Darroze, une des cheffes les plus respectées en Europe l’a promis : Si sa candidate gagne la finale l’émission culinaire Top Chef, elle se fera tatouer trois étoiles pour marquer sa troisième victoire dans le concours télévisé. Avant cela, une bonne partie des candidats étaient passés sous l’aiguille de Louise, une des finalistes pour inscrire durablement sur leur peau le mot « treize », en référence à la treizième saison de l’émission. Sans divulgâcher l’issue du concours, cela donne une idée de l’engouement et de la normalisation des tatouages dans l’univers de la cuisine. Aujourd’hui, les chefs prennent leurs tatouages presque autant au sérieux que leurs couteaux. Depuis les stars qui cuisinent pour des stars, jusqu’aux commis de gargotes, en passant par les anonymes qui font la popote au bistro du coin, il est difficile de trouver un cuisinier qui ne porte pas d’encre. Autrefois considérés comme la marque des marins, des motards ou des anciens détenus, les tatouages sont devenus l’un des attributs du chef contemporain, aussi sûrement que la toque l’était dans le passé.
Déjà Paul Bocuse portait un coq tatoué sur l’épaule gauche. Une marque qui date de 1944 quand il échappa de peu à la mort alors que son régiment fût décimé. Un contingent américain le sauve et lui tatoue l’emblème français qu’il considérera comme un soutien psychologique tout au long de sa vie professionnelle. Plus généralement, l’enthousiasme des cuistots pour le tatouage est venu du monde anglo-saxon où, il y a une vingtaine d’années, les tatouages étaient les stigmates d’un apprentissage au forceps où brûlures et coupures (et brimades diverses) se lisent comme des lignes d’un CV. Longtemps, les chefs ont utilisé les tatouages comme des marqueurs de non-conformité par rapport au reste de la société. La cuisine a toujours été un refuge pour les exclus, les cassés, les marginaux où ils peuvent avoir une tribune et être admis. Aussi, le tatouage est une sorte de clin d’œil à l’entre-soi, un signe de reconnaissance tribal, comme dans les gangs, qui symbolise la résilience dans un secteur notoirement pénible.
Avec l’acceptation croissante du tatouage et sa diffusion dans à peu près toutes les franges de la société, ces dessins sont désormais des outils de distinction et d’autopromotion dans un domaine où l’image compte de plus en plus. Ils sont devenus la signature que de nombreux chefs arborent fièrement pour promouvoir leur image de soi, leur cuisine et leurs valeurs personnelles. À mesure que les chefs sont devenus des sortes de rock stars, voire des icônes de mode – on les voit partout à la télévision, en Une des magazines, dans des publicités pour des montres ou des voitures – leur look est de plus en plus travaillé. Sur Instagram certains n’affichent plus seulement leurs plats, mais le dernier tatouage qu’ils ont fait. Ce qui a changé, ce n’est pas que les chefs soient tatoués, mais qu’ils soient starisés.
Les dessins sur la peau sont aussi des œuvres qui mettent en avant la créativité. « La cuisine est un art et les tatouages sont une autre forme d’art », énonce ainsi le chef parisien Guillaume Sanchez pour qui les tatouages sont « les signatures épidermiques d’un jeune homme qui se fait mal pour vivre mieux ». Un couteau et un fouet sur le cou, un robot derrière le bras droit, une religieuse sur l’index… autant d’étapes qu’il a voulu inscrire sur son corps de manière durable, à l’inverse de la cuisine qui est un art de l’éphémère. Les tatouages aux thématiques alimentaires recouvrent un large éventail sujets. Les plus courants sont sans doute les couteaux de toutes tailles et pour tous les usages, mais aussi des fouets, des cuillères et des fourchettes, des passoires, des casseroles, un moulin à poivre… Toute la batterie y passe, sans oublier la toque, attribut incontournable du chef, même si peu en portent encore. Dans une sorte de relecture contemporaine des natures mortes, on trouve aussi de nombreux légumes, fruits et plantes variées, méticuleusement travaillés et mis en scène. Les pâtissiers et pâtissières mettent en avant des création sucrées comme des macarons, des glaces et des petits gâteaux, en particulier des cupcakes. D’autres dessins racontent la passion pour certains produits : une sole par ci, une truite par là, une côtelette, voire un cochon entier avec les marques de découpe des différents morceaux, des pâtes, un poulpe, une tranche de bacon… Ne manque plus que le raton laveur dans cet inventaire à la Prévert. On devine que Louis Scholtes aime les produits marins quand on voit sur ses bras un homard, une crevette et des pouce-pieds. Ça tombe bien, il est chef dans une brasserie.
Beaucoup de chefs ne font peu ou pas du tout référence à leur profession. L’encrage reflète l’individualité et la vie de celui qui les porte : les voyages, la famille, les superstitions… Jean-Baptiste Durand, chef du restaurant Osé à Ellange, retrace : « Tous mes tatouages ont un sens. Ils me définissent et racontent ma vie. Le crabe de mon signe astrologique, le singe de mon horoscope chinois, une bobine de fils représentant ma maman qui est une très bonne couturière, un trèfle à quatre feuilles pour mon côté irlandais… »
Vraie philosophie, passion addictive, ou tendance liée à l’époque, les chefs se marquent pour mieux se démarquer.
Article initialement paru dans d’Lëtzebuerger Land