Dans l’univers de l’édition culinaire, il y a l’impressionnante quantité de livres de recettes, dont une grande partie est assez dispensable, même si certains sont bien écrits et si certains (parfois les mêmes, alors c’est top) affichent de magnifiques photos… Dans cette masse, il y a des livres de chefs, les monomanies de produits (comme les délicieux petits ouvrages des Éditions de l’Épure, on y reviendra sans doute), les zooms régionaux, les pour faire chic sur la table du salon (mais bien trop chic pour être salis en cuisine), les thématiques plus ou moins douteuses (Les plats qui font péter, 100 recettes sans recettes, La cuisine pour les gamers, 20 recettes pour conclure… Ces livres existent, promis)
Il y a quelques romans où la bouffe tient une place importante (Aventures d’un gourmand vagabond de Jim Harrison, Le restaurant de l’amour retrouvé d’Ogawa Ito, Mangez-moi d’Agnès Desarthe, les premiers qui me viennent à l’esprit). Il y a les essais sociologiques ou historiques. Il y a des tonnes de bandes dessinées (Le Gourmet solitaire est tout en haut de la liste, suivi d’assez près par Les Ignorants)
Et puis, il y a les bouquins de Tommaso Melilli. (C’est une bien longue intro pour en venir au fait, mais il est aussi coutumier de la digression, il m’en excusera).
Tommaso Melilli est arrivé en France pour suivre des études de lettres. Mais il a mal tourné, il est devenu cuisinier. Son intérêt pour les mots ne l’a pas quitté pour autant et il s’est mis à écrire sur la cuisine (italienne surtout), sur les gens qui la font et ceux qui la mangent. On l’a lu sur Slate.fr où il mélangeait des recettes avec analyses autour des produits, des traditions et des manières de table. Ça me faisait déjà sourire et saliver et si mon risotto est réputé (auprès de mes enfants et de mes amis en tout cas), c’est parce que j’ai lu ses conseils (la mantecatura n’a plus de secret pour moi).
Son premier livre, Spaghetti Wars, est sorti en 2018 aux excellentes éditions Nouriturfu. L’éditeur décrit l’auteur comme un « lettré ombrageux camouflé en chef hipster, le Cioran des restaurants, le Kundera des bons petits plats ». Des références littéraires qui ne vont pas au-delà du jeu de mots: Melilli est nettement moins désespéré que le premier et moins romantique que le second. Il entend « raconter un morceau de l’histoire de cette guerre que nous vivons » où les ingrédients sont des soldats aux mains des généraux d’armée que sont les chefs sur un champ de bataille que sont les cuisines.
Spaghetti Wars explore nos comportements alimentaires, se moque des traditions qui n’en sont pas, étrille les clients bornés et impolis, se rit des tendances qui portent les chefs au pinacle, considèrent certains produits incontournables ou rédigent des menus en flash. Il nous en apprend pas mal sur l’histoire de la cuisine (italienne surtout) et des restaurants. Il pointe nos tics et habitudes qui remontent aux cantines et aux assiettes de mamie. Il parle aussi des guides gastronomique, des réseaux sociaux, du bio, des bistrots, des cuites et des potes… C’est tout à la fois un essai, un manifeste, un carnet de recettes, un recueil de souvenirs intimes…
Ce livre se lit comme on déguste un bon repas, morceaux par morceaux, entrée-plat-dessert, gorgée par gorgée sans jamais être saoulé. Le ton est volontairement assez badin, bourré d’ironie et de sous-entendus, mais le fond est très sérieux, du moins pour qui prend la nourriture au sérieux, documenté, plein de références. Il y a aussi des recettes dont on sent le parfum rien qu’en les lisant: la pasta al sugo finto et tout le chapitre sur le soffitto, me donne l’eau à la bouche et presque les larmes aux yeux parce qu’en plus d’être drôle, il est émouvant, le bougre. On se délecte au fil des 140 pages du livre, on y revient comme on retourne dans les restos qu’on aime bien et on a bien envie de mener la guerre à ses côtés.
Autofiction culinaire
Quand j’ai eu fini de relire Spaghetti Wars et que tout le monde autour de moi avait entendu la citation « C’est pour ça que vous mettez de la crème dans la carbonara. Vous avez peur. » (Le chapitre Phobia m’a fait forte impression, mettant les mots sur un truc que je n’arrivais jamais vraiment à expliquer), Tommaso Melilli a eu la bonne idée de publier un deuxième bouquin: L’écume des pâtes, à la recherche de la vraie cuisine italienne (Stock). Cette fois, il s’agit d’une traduction, le titre original – I conti con l’oste. Ritorno al paese delle tovaglie a quadretti (Les comptes avec l’aubergiste. Retour au pays des nappes à carreaux) – est un peu moins explicite.
Comme pour le premier livre, Tommaso Melilli parle de lui, de son histoire, des ses goûts, de ses découvertes et recherches. Après ses années parisiennes, envie lui a pris de retourner en Italie et de s’y frotter aux restaurants, lui qui n’avait jamais cuisiné dans son pays. « L’idée de rentrer n’était pas nécessairement réfléchie de ma part et ça ne venait pas d’un amour spécial ou d’une nostalgie pour mon pays. C’était plutôt un défi, et il y avait aussi un élément identitaire dont je souffrais en France : après dix ans là-bas, j’étais encore l’Italien qui faisait des pâtes. »
Sa quête pour la véritable cuisine italienne le mènera de trattoria en osteria, de Turin à Rome et à sa région natale dans la vallée du Pô, entre Crémone et Mantoue. À chaque étape, non seulement il cuisine, mais il apprend (et nous avec lui) ce que cuisiner veut dire. Selon l’adage (et le titre) de feu Alain Chapel, La cuisine c’est beaucoup plus que des recettes, le voyage qu’il mène est aussi le prétexte à des rencontres, à des découvertes de produits, à des introspections, à des souvenirs et même quelques recettes. Ce qui fait un restaurant, au-delà de ce qu’on y mange, est aussi au cœur de sa réflexion: « Les restaurants ont une fonction sociale ; on vient payer une somme en échange d’un service, d’un accueil et, dans les meilleurs des cas, d’une intelligence affective qui fait du bien. »
Au fil des chapitres, ce sont des anecdotes qui éclairent sur la cuisine et la culture italiennes, mais au-delà qui montrent à quel point l’humain, l’amour, l’amitié, la sensualité, sont des ingrédients essentiels à une alimentation qui ne veut pas seulement nourrir, mais aussi transmettre et donner du bonheur.