La majorité des sakés qui sont offerts en fin de repas dans les restaurants asiatiques ne sont pas vraiment des sakés. L’alcool brûlant servi dans un petit verre avec une photo d’une femme qui exhibe ses charmes dans le fond, c’est de l’eau de vie (de sorgho, d’orge ou de riz) ou shochu. La confusion (entretenue par ceux qui servent ce tord-boyaux) vient du fait que le mot « saké » est un terme générique, signifiant « alcool » en japonais. Le véritable saké, obtenu à partir de la fermentation du riz et titrant de dix à 18 degrés d’alcool, est appelé nihonshu au Japon. Cette boisson ancestrale serait apparue au Japon vers le troisième siècle, avec le développement de la riziculture. À l’origine, la fabrication du saké était assez brute : les céréales et le riz cuits étaient mâchés avant de les laisser fermenter, grâce aux enzymes contenues dans la salive. Un savoir-faire séculaire qui était d’abord réservé à la cour impériale où il était consommé lors des cérémonies funéraires. À partir du neuvième siècle, les moines ont obtenu le droit de brasser et la qualité du breuvage a augmenté : chaque monastère voulait fabriquer le meilleur pour attirer plus de monde lors des célébrations. La méthode de fabrication de l’époque décrit déjà un procédé où les sakés sont faits de « riz additionné de kōji et d’eau ». Le koji, scientifiquement aspergillus oryzae, est un champignon microscopique unicellulaire. On le répand sur le riz. Il produit des spores qui sécrètent des enzymes qui briseront les grosses molécules d’amidon en plusieurs molécules de glucoses. C’est ce qui permet la saccharification, transformation des sucres en alcool sous l’action des levures.
Progressivement, à partir du douzième siècle, la méthode s’est modernisée, les brasseries utilisant désormais des cuves dans lesquelles l’eau et le riz sont mélangés. La quantité de saké pouvait augmenter et la boisson se populariser vers l’ensemble de la société nippone. Un autre grand tournant apparaît au seizième siècle avec le polissage du riz qui permet d’éliminer toutes les impuretés gênant le goût pour ne garder que le cœur, l’amidon du grain. Aujourd’hui encore, les sakés sont classés selon le degré de polissage, même si de trop haut taux de polissage risquent d’appauvrir le goût. Avec le polissage, la découverte de la pasteurisation – qui ne s’appelait pas ainsi, on est 300 ans avant Pasteur – et la fermentation en cuve, on arrive à la technique moderne de brassage moderne.
La qualité d’un saké dépend essentiellement de trois aspects : la qualité de l’eau de source (et ses composants chimiques qui font varier le goût du saké), la qualité du riz (plusieurs variétés spécifiques sont utilisées) et le savoir-faire du maître brasseur (tôji). Son expérience et ses décisions entrent en jeu à de nombreux moments : choix des levures, température de lavage, puis de cuisson, durée de fermentation, filtrage. Des caractéristiques qui rapproche la fabrication du saké de celle de la bière plutôt que du vin: frugalité des ingrédients, importance de l’eau et compétences humaines.
Depuis quelques temps, les gourmets et les chefs occidentaux comprennent et apprécient les sakés et les associent volontiers avec des plats gastronomiques, parfois mieux que le vin. « Là où le vin échoue, le saké réussit », résume Olivier Chocq, maître d’hôtel au restaurant Ryôdô qui a profité du confinement pour passer un diplôme en sommellerie de saké. Les mets iodés, vinaigrés, les œufs ou certains fromages sont réputés difficiles à associer avec le vin. Le saké ne contenant ni tannin, ni fer, ni sulfite peut se marier avec des plats aux goûts marqués. « Le saké, comme le vin, ne doit pas outrepasser le plat, mais l’accompagner. Les bons sakés travaillent l’équilibre des saveurs et s’accommodent avec beaucoup de plats. » La versatilité du saké et les variétés de saveurs l’autorise à accompagner tout le repas, de l’apéritif au dessert. « Selon le plat avec lequel il est bu, on sert le saké à différentes températures, de cinq à 55 degrés, idéalement à la température du plat », détaille le spécialiste.
Et pour cette rentrée, alors qu’on pensait que les règles de l’art du saké étaient immuables, un Français est venu jouer les troubles fête en apportant une technique iconoclaste : l’assemblage. Fort de son expérience de quarante ans en Champagne (et notamment 28 ans comme chef de cave de Dom Pérignon), Richard Geoffroy a créé Iwa, le premier saké d’assemblage. Comme s’il travaillait avec des cépages, il mélange ici trois sortes de riz : Yamada Nishiki (soixante pour cent des sakés) qui apporte de la finesse, Omachi pour l’opulence et la texture et Gohyakumangoku qui scelle l’assemblage. Cinq levures différentes ont été sélectionnées pour apporter plus ou moins d’acidité, de verdure, de complexité et d’umami. Un travail de longue haleine, qui a commencé (avant la pandémie) avec l’acquisition de rizières, la construction d’une brasserie près d’une source et l’embauche d’un maître brasseur et de son équipe. L’aventure s’est poursuivie à distance, le travail de dégustation étant réalisé en visioconférence avec des échantillons qui lui ont été envoyés. Aujourd’hui, le résultat est à la hauteur avec un saké très raffiné, complexe et équilibré qui peut se marier avec de nombreux plats. Un saké caméléon.
Article initialement paru dans d’Lëtzebuerger Land