On peut commencer par une devinette : quel est le point commun entre le roquefort français, le nuoc-mâm vietnamien et le tokay hongrois ? Pour crâner dans les dîners en ville, on pourrait ajouter le surströmming suédois, le huitlacoche mexicain, le kimchi coréen et même l’antique garum romain. Ce sont tous des aliments pourris. Pas avariés, mais fabriqués par des bactéries et des microbes, autrement dit, fermentés, ça fait déjà moins peur. Et si on parle de maturation ou d’affinage, alors nous voilà totalement rassurés. On oublie un peu que le vin, le fromage, le pain, la bière, le yaourt, le saucisson et même le chocolat sont issus de la fermentation. Depuis que les humains mangent, ils utilisent la fermentation, mais pas partout sur les mêmes produits, ni avec avec la même intensité. La frontière entre exquis et répugnant, puant et délicieux, périmé et comestible varie selon les groupes humains, les familles, les communautés, les religions, les classes sociales, les pays, les régions, les continents. Après un siècle et demi de pasteurisation (le brevet a été déposé en 1865, adapté au lait en 1886), de règles hygiénistes nécessaires mais appauvrissantes, d’additifs conservateurs, on redécouvre les bienfaits de la fermentation.
La plupart des techniques culinaires sont nées pour conserver les aliments. Par le sel, le sucre, l’huile, le vinaigre, la fumée, bien sûr la cuisson et, plus récemment la congélation. Un aliment fermenté naît du contrôle de la pourriture : Des bactéries bénéfiques sont produites en décourageant la croissance des bactéries nocives. Cela permet de consommer l’aliment au-delà de sa durée de conservation habituelle, cela lui donne des saveurs particulières et des bienfaits pour la santé. Le processus de fermentation va acidifier l’aliment, ce qui empêche la multiplication des bactéries. Ainsi, les bactéries nocives ont besoin d’un milieu dont le pH est compris entre 5,5 et 6,5, donc proche de la neutralité. Quand on baisse le pH à moins de 4, elles arrêtent leur développement et sont remplacées par d’autres micro-organismes. Bactéries, levures ou champignons convertissent des composés organiques, comme les sucres et l’amidon, en alcool ou en acide.
Outre la conservation, la fermentation apporte des bienfaits à l’organisme, particulièrement au système intestinal, grâce aux probiotiques. Les aliments fermentés sont plus faciles à digérer que les légumes crus ou cuits, car la fermentation décompose la cellulose difficile à digérer et permet à notre système digestif de métaboliser plus facilement les aliments. Le processus de lacto-fermentation augmente la valeur nutritionnelle des légumes en renforçant les niveaux d’enzymes, de vitamines et de minéraux. S’il y a quelques règles à observer, la lacto-fermentation est la voie la plus simple pour les apprentis fermenteurs. Quel que soit le légume choisi, il faut qu’il soit lavé et pelé. Le bocal doit être bien propre. Le principe de base est de réaliser une saumure, c’est à dire une eau salée (entre deux et trois pour cent de sel, voire jusqu’à dix pour les olives) et d’y immerger les légumes dans un bocal fermé. Les légumes doivent être maintenus sous la saumure pour créer un environnement anaérobie dans lequel les bactéries lactiques se développent. On utilise généralement un poids pour s’assurer que les légumes ne remontent pas. Ensuite, on laisse fermenter un à deux jours à température ambiante, puis quinze jours au frais. Les légumes se conservent ainsi plusieurs mois. On peut parfaire la recette en ajoutant des herbes et épices dans l’eau (ail, laurier, thym, baies de poivre, graines moutarde…). Il y a autant de recettes de permet l’imagination. De nombreux livres sont parus sur cette technique très en vogue.
C’est par la gastronomie que la fermentation s’est popularisé. De nombreux chefs s’intéressent à cette technique pour l’apport gustatif et pour pouvoir proposer certains légumes en dehors de leur saison. Chez René Redzepi, à Copenhague, dans son restaurant, Noma (plusieurs fois célébré comme le meilleur restaurant du monde dans la liste 50Best) chaque recette comporte une part d’ingrédients fermentés. Au début, le but était juste de garnir le garde-manger du restaurant avec des ingrédients qui permettraient de rendre attrayante la cuisine durant l’hiver. Au fil du temps, la création d’un laboratoire de fermentation à côté du restaurant avec une équipe se consacrant à cette étude à part entière a inscrit Noma tout en haut du menu en la matière. Il réalise des vinaigres classiques, mais aussi de prunes ou de céleri, un miso de noisette, un garum de champignons ou des kombuchas de verveine-citron, de rose, d’érable…
Pas besoin d’aller jusqu’à Copenhague pour trouver un restaurant qui travaille la fermentation. On peut notamment citer Damien Klein à Mondorf qui s’en est fait une spécialité. Il utilise des légumes fermentés comme la carotte, le radis ou l’oignon, mais aussi des aiguilles de pin ou des pétales de roses dans plusieurs recettes et dans les jus qu’il sert en accompagnement des plats. À Steinfort, Mathieu Vanwetteren fermente les légumes invendus du jardin qui le fournit. Il travaille des jus pour agrémenter un beurre blanc ou mariner des œufs de truite.
Article initialement paru dans d’Lëtzebuerger Land